4.
Avant de devenir une boîte de nuit, le Fennec avait été un centre pour handicapés moteur qui sommeillait sur un rocher et semblait se désintéresser des gourbis suintant sur les flancs de la colline. Plus près du ciel que du ghetto, il s’obstinait à s’adresser au bon Dieu, ramassé sur son catafalque, à l’ombre de ses bâtisses séculaires à peine dérangées par le grincement intermittent des chaises roulantes. Les badauds qui passaient à proximité se signaient en catimini, priant leurs saints patrons de les préserver d’un endroit pareil. Mais la ville dévora bientôt les terrains vagues environnants. Des chantiers effacèrent, sous leur déluge de béton, les petits bosquets avant de lancer les bulldozers hunniques sur le reste du site. Rapidement, à la place des misérables potagers que cultivaient les riverains, des villas cossues poussèrent comme des champignons. En un tournemain, des avenues rutilantes rattrapèrent l’ancien sentier de chèvre qui dégringolait sur les taudis et qui, fier de son nouveau revêtement, pivota au détour du château d’eau pour se ruer sur la cité nouvelle enguirlandée d’enseignes au néon, de vitrines alléchantes et de discothèques braillardes. Le vieil asile suscita alors bien des convoitises. Sous prétexte de le restaurer, ses locataires furent recasés ailleurs. Lors des événements d’octobre 88, un incendie suspect s’y déclara, et grâce au forfait des entreprises philanthropiques et communales, l’asile fut cédé, pour une bouchée de pain, à un potentat. Ce fut donc avec un certain « soulagement » que les passants déchiffrèrent une nuit, sur le fronton du centre, les huit lettres multicolores de l’usurpation, rayonnant dans le ciel comme une aurore boréale. Ainsi naquit le plus select club privé d’El Acima, un gigantesque dancing que fréquente exclusivement la tchitchi algéroise.
Contrairement au club du Golf, où j’étais contraint d’attendre Sonia dans le parking, le Fennec met à la disposition du personnel un petit bar, en face des vestiaires. Les chauffeurs peuvent s’y détendre. Ils ont droit à un hamburger et à des rafraîchissements.
Perché sur un haut tabouret, je grignotai ma ration au comptoir, l’œil rivé sur le battant masquant la piste de danse qui, le temps d’une sortie ou d’une entrée, libérait une flopée de musique endiablée et laissait entrevoir les jeux de lumières voltigeant par-dessus le contingent de danseurs en proie au délire. Depuis que je m’étais installé, un homme n’arrêtait pas de m’observer. À chaque fois que je me retournais, je butais sur son regard noir qui paraissait incompatible avec son sourire. Il devait avoir la cinquantaine, les cheveux blancs et le ventre à l’étroit dans son tricot en laine. Finalement, il quitta sa table et vint s’asseoir à mon côté,
– Tu ne te souviens pas de moi ?
Je le fixai un instant.
– Je devrais ?…
– Tu n’es pas obligé, mais ça m’aurait fait plaisir. Tu es bien le type du film passé à la télé ?
Constatant qu’il ne me disait rien, il m’aida :
– Le musicien de Sid Ali, le poète…
J’essayai de me rappeler, en vain.
– Nous avons festoyé ensemble, insista-t-il. Chez Haj Ghaouti qui mariait son fils, à Souk El-Djemâa. Tu étais avec ton ami Dahmane.
– C’est vrai, j’étais à cette soirée.
– Eh bien, le type à la mandoline, c’était moi. Sid Ali avait dit que si mon instrument était une boule de cristal, je ferais naître des houris du bout de mes doigts.
– Désolé, je ne m’en souviens pas.
Il dodelina de la tête :
– Ce n’est pas important. Je suis juste venu bavarder. Trois heures que je poireaute dans mon coin… Ça fait longtemps que tu es chez les Raja ? Je t’ai vu déposer leur fille.
– Deux trimestres, pourquoi ?
– J’ai connu l’ancien chauffeur. On ne le voit plus.
– Il a eu un accident.
– Rien de grave, j’espère.
– Je ne sais pas.
Il me proposa sa main.
– Yahia, chauffeur des Bensoltane,
– Je croyais que tu étais musicien.
– Je te croyais acteur, moi aussi… Mon orchestre traditionnel n’intéresse personne. Les gens réclament des groupes raï. Les temps changent, et les mentalités aussi.
Il extirpa une pièce de monnaie de sa poche, la fit rouler sur le comptoir, la rattrapa, joua avec entre ses doigts extraordinairement agiles. Il referma son poing, souffla dedans, l’ouvrit : la pièce avait disparu. Il feignit d’être embarrassé, chercha autour de lui, tendit brusquement le bras vers mon poignet et, d’un claquement, la pièce rejaillit entre son pouce et son index.
– Tu es magicien aussi ?
Il sourit.
– Ça m’arrive. Quelle heure est-il ?
En m’apprêtant à consulter ma montre, je découvris qu’elle n’était plus à mon poignet.
– Merde, je l’ai perdue.
– Elle est dans la poche droite de ton veston.
Effectivement, elle y était.
– Impressionnant, reconnus-je.
– Vieux truc de prestidigitateur en disgrâce. Je sais tout faire avec mes mains. J’ai touché à tous les instruments de musique, j’ai sculpté dans du bronze, dans du bois, j’ai réalisé un tas d’ouvrages artisanaux, mais quand il s’agit de bouffer, mes mains se décrochent de leur nuage et se rabattent sur le volant. Au pays de la prédation, le talent ne nourrit pas son homme. À peine consentirait-il à l’assister lorsqu’il s’attendrit sur son sort.
Une tristesse intempestive lui voila la figure. Il contempla sa pièce, l’effaça d’une feinte machinale.
– Le talent, soupira-t-il…
Ses mâchoires roulèrent, doucement.
– L’âme d’une nation, ce sont ses artistes ; sa conscience, ses poètes ; sa force, ses champions. Je me trompe, peut-être ?…
Ses yeux vacillèrent, se cachèrent derrière une tasse de café, et ses joues se remplirent de dépit il secoua doucement la manche gauche de sa veste, et la pièce réapparut, cran par cran, avant de tinter sur le comptoir.
Ses lèvres se froissèrent :
– Subversion, voilà ce que c’est le talent, chez nous. Source de tracasseries, funambulisme, nigauderie. Il dérange, il fait pitié aussi. Une fête foraine suscite plus d’égards qu’un artiste, de nos jours. Lorsque je prends ma mandoline, j’ai honte parfois. Je me dis peut-être qu’après tout, la musique, c’est un métier de cons, une dépravation, un truc de pédés. Elle amuse la galerie sans pour autant mériter sa considération. Tu as vu comment on nous traite ? On consacre plus de temps à taper dans ses mains pour appeler le masseur au hammam qu’à applaudir un artiste… On ricane sur ton passage, on te lance des quolibets, et on se réjouit lorsqu’ils font mouche. Tu croyais être une star. Pauvre crétin ! Te voilà la risée du quartier. Même le dernier portefaix du souk se paie ta tronche. Et les gosses, remontés par les adultes, vocifèrent à tes trousses pendant que tu cours te cacher, au fond des portes cochères, comme un pestiféré.
Je perçus sa colère en train de sourdre au tréfonds de son être. Le chagrin tiraillait ses traits, impulsif, à fleur de peau. J’étais gêné. Je devinai, au-delà de ses tours de passe-passe, sa gêne de ne pouvoir maîtriser ce besoin douloureux de se mettre à nu devant un inconnu. Il leva les yeux sur moi, se rétracta derrière son sourire énigmatique, les prouesses de sa pièce ne suffisant plus à le rassurer.
Après un silence auquel, semblait-il, il refusait de s’accommoder, il passa la langue sur ses lèvres, se racla la gorge et grogna :
– Je me dis que notre société est incompatible avec l’art. En tout cas, c’est le sentiment que j’ai quand je joue. Les gens te regardent d’un air détaché. Tu es là pour les divertir, pas plus. Et moi, je m’imagine saisissant ma mandoline pour l’écraser sur un crâne, n’importe lequel, taper dans le tas puisqu’ils se valent tous. Tu te rends compte ? un artiste rabaissé au rang de bouffon que l’on renie dès la fin du spectacle…
Sa respiration s’emballa et une salive blanchâtre se mit à fermenter aux coins de sa bouche.
Il dodelina de la tête, peiné :
– Mais la vérité est ailleurs, si tu veux savoir. Ce n’est pas le peuple qui est ingrat, ou inculte. C’est le système qui fait tout pour l’éloigner de la noblesse des êtres et des choses. Il lui apprend à ne se reconnaître que dans la médiocrité tous azimuts.
Son poing cogna sur le comptoir. Il plongea son regard fielleux dans le mien et grommela :
– Et là, je dis vivement le FIS, kho. Absolument…
Je haussai les épaules. Cela l’agaça. Son poing se referma, puis se ramollit :
– Les islamistes, au moins, ont des chances de nous secouer, de nous lancer sur de grands projets. Ce que je veux, c’est faire quelque chose de ma putain de vie. Être utile. Participer à un ouvrage, pas forcément un édifice grandiose ; juste une activité sérieuse et collective, avec des gens fiers de leur petite contribution, et d’autres attentifs à leur enthousiasme. Servir sans avoir le sentiment de ramper, de lécher les bottes et les paillassons. Bouger, merde ! Ne pas croiser les bras en attendant de moisir à l’ombre de l’exclusion. Tu comprends, toi ? Faire quelque chose… Avec le FLN, tout est permis certes, mais ignoré. I-gno ré ! Tu peux faire naître des houris sur ta guitare, on s’en fout. Tu peux brûler des feux de mille génies, on te laissera te consumer dans ton coin, dans l’indifférence. Il n’est pire ennemie du talent que l’indifférence. Le FIS a beau déclarer les soirées musicales interdites au même titre que le tapage nocturne, je suis sûr qu’il me laissera chanter les louanges du Prophète dans le respect et la béatitude. Ce que j’attends, c’est le changement, la preuve que les choses s’époussettent, avancent. Dans quel sens, je m’en contrefiche. Mais pas le marasme. Pitié ! Pas le marasme. Je ne le supporte plus. Alors, vivement le FIS, kho. Je me laisserais volontiers pousser la barbe, quitte à m’enchevêtrer dedans, et j’écouterais les prêches fastidieux à longueur des journées, parce qu’au moins, à la mosquée, j’ai l’impression que l’on s’adresse à moi, que l’on se préoccupe de mon avenir, que j’existe. Avec le FLN, je n’ai pas ce sentiment. Son système est pourri, allergique à toute vocation non voyoucratique. L’art, l’érudition, le génie humain, c’est une dégénérescence maligne qu’il combat à coups de chimiothérapie. Je refuse d’être traité comme une pathologie. Je suis un artiste, un faiseur de beauté, une sublimation, kho. Je veux respirer, m’épanouir. Est-ce trop demander ? Alors pourquoi dois-je passer mon temps à m’apitoyer sur Dahmane El Harrachi, mort d’exil et de fiel, à écouter les poèmes de Mahboub Bati en me disant que c’est là le plus grand parolier du monde perdu dans le plus grand silence de la terre, à me demander si Sid Ali était fou de croire encore à la magie du verbe tandis qu’il se tue à petits feux à coups de joints et de vin frelaté.
Ses sourcils se ramassèrent autour d’une fureur incandescente. Son doigt tapota fermement sur le comptoir, il cria presque :
– J’attends que l’on me restitue ma dignité, kho, ma dignité et celle de mes idoles, et celle de mes amis.
Il se tut. Brusquement. Ses yeux brûlants se détournèrent et son souffle se prolongea dans un long soupir. Je compris qu’il s’en voulait d’avoir vidé son sac sans la moindre retenue, de s’être confié de la sorte au premier venu. Mais je le sentais soulagé d’un poids trop lourd, comme d’un aveu longtemps souhaité et jamais tenté.
Du bout du doigt, il effleura la pièce ; elle frémit, se releva et se mit à rouler toute seule.
Il branla la tête. Ses épaules s’affaissèrent. Il rétrécissait, fondait sous mon regard…
– Excuse-moi, je crois que je me suis laissé aller.
– Puisqu’il faut bouger.
– Je ne suis pas un islamiste.
Je lui souris :
– Du moment que tu es un artiste.
– Tu crois que je divague ? se ressaisit-il, subitement méfiant. Sincèrement, tu le penses, pas vrai. Tu te dis, mais qu’est-ce qu’il lui prend, à ce type ? Pourquoi il vient m’emmerder alors que je ne lui ai rien demandé ?… J’ai conscience de ça, kho. J’suis pas un demeuré. Mais, j’y peux rien. Le problème, avec les murs, c’est qu’ils ont des oreilles et pas le moindre avis. À la longue, ça tarabuste. Il devient urgent de dégueuler ce qu’on ne peut digérer… Je me sens devenir taré.
– Nous sommes dans un pays dingue.
Il leva les yeux sur moi, inquiet :
– Tu ne crois pas au discours des islamistes ?
– Je suis neutre.
– C’est quoi, être neutre ? On ne peut pas être neutre à la croisée des chemins. On est obligé de choisir une destination.
– On ne choisit jamais.
– C’est faux. On est responsable de son destin.
– En Algérie, il n’y a pas de destin. Nous sommes tous au bout du rouleau.
– Détrompe-toi. C’est ce qu’on essaye de t’inculquer : le renoncement. On cherche à te rogner les ailes. L’Algérie est cette Belle au bois dormant qu’une bande d’eunuques tente de préserver de tout prince susceptible de la soustraire à sa léthargie, afin de ne pas trahir leur propre impuissance. C’est Sid Ali qui le dit. Et le poète ne ment jamais.
– C’est possible, fis-je excédé.
Un couple passa devant nous, roide, d’une morgue hypertrophiée, déversant dans le bar les effluves de parfums inabordables et sur les larbins, brusquement pétrifiés d’humilité, l’ombre anéantissante de sa seigneurie. Le barman se raidit derrière sa barricade, le bras suspendu à hauteur d’une étagère. La fille qui roucoulait au fond des vestiaires couvrit sa bouche d’une main bizarrement coupable. Le couple ne le remarqua même pas. La dame avait le nez si haut qu’on aurait dit sa nuque brisée. Sa peau translucide tranchait sur sa robe en soie bleu nuit incrustée de gemmes, et ses yeux, deux joyaux mystérieux, regardaient très loin en avant comme si les laisser traîner dans la salle eût été compromettant. Elle n’était pas plus jolie qu’une murène à l’affût, mais son collier était de perles, et son diamant authentique. Le monsieur lui emboîtait le pas, martial dans son smoking scintillant, visiblement horripilé de devoir nous traverser pour aller à l’air libre. Tout de suite, un vieil homme, qui somnolait dans une encoignure, se redressa dans un bruit de chaise et courut les devancer, en éclaireur servile.
Mon interlocuteur suivit le couple d’un œil torve, les lèvres froissées.
– Les aristocrottes ! grogna-t-il… Tu les connais ?
– Non.
– Ce sont les Faraïna, les barons du textile. Il paraît qu’ils n’ont pas de W.C., chez eux. J’ai rencontré des constipés, mais de cette catégorie, y en a même pas dans la cour britannique. Le type qui s’est taillé à quatre pattes, c’est leur chauffeur depuis une éternité. Ils ne savent toujours pas comment il s’appelle. Ils se prennent pour des divinités.
– Hé ! c’est la vie.
– Ça se voit que tu ne les connais pas. Pas une once d’humanité, je te dis, juste une pompe en fonte à la place du cœur, lis n’ont pas plus d’égards pour les autres qu’une machine à sous. Y compris pour leur propre famille. Leur fils s’est tué à quinze ans. Il s’est pendu dans le garage… Si leur propre enfant ne les a pas supportés, je te demande qui le pourrait ?
– Leur chauffeur.
Ma réponse le stoppa net. Il observa un temps de réflexion, désorienté, comprit où je voulais en venir et partit d’un rire incongru.
– Toi, tu es un sacré numéro.
– De châssis.
Il repartit de son rire, sans pour autant se débarrasser de l’ombre sur son visage.
Il redevint sérieux, et sa main sollicita de nouveau sa pièce :
– Vivement le FIS. Avec les islamistes, au moins, nous serons égaux.
– Relativement…
– Relativement peut-être, mais nous n’aurons qu’un seul Dieu.
Le battant s’ouvrit hargneusement sur une Sonia blafarde. Je sentais sa respiration sur moi, nasillarde, terrible. De la tête, elle m’ordonna de me lever. Derrière elle, un jeune homme grand et maigre, la raie au milieu du crâne, se tamponnait le front dans un mouchoir. Il était confus et ne savait comment y remédier. Il attrapa Sonia par le coude. Elle pivota sur elle-même et lui assena une gifle magistrale. D’abord éberlué, il souleva un bras qui ne s’abattit pas et, contre toute attente, il porta la main à sa joue meurtrie en gémissant :
– J’ignorais qu’elle était là, chérie.
Les narines de Sonia papillotèrent d’une manière déplaisante.
– Fumier !
Il essaya de lui prendre le poignet, suppliant.
Elle recula.
– Ne me touche pas.
Je quittai mon tabouret pour me camper devant l’individu, les poings en alerte.
– Mademoiselle vous demande de la laisser tranquille.
Il me balaya de la main et se dépêcha de rattraper Sonia dans la cour. Je lui courus après, le retins par l’épaule. Mon geste l’écœura. Il faillit en crever.
– Sais-tu combien elle coûte, cette chemise ? Non, mais tu te rends compte où elle se balade, ta sale patte ? Tu es en train de l’essuyer sur la chemise d’Amar Bey, petit minable.
Joignant le geste à la parole, il me saisit à la gorge et me repoussa contre le mur.
– Contente-toi d’astiquer les bagnoles de tes maîtres, larbin. Tu es payé pour ça, non ? Alors, reste en dehors des choses sérieuses. C’est une affaire entre ma fiancée et moi.
Dans la cour, Sonia pestait. Elle arracha sa bague et la lui jeta à la figure.
– Reprends ta rognure, chien. Je ne veux plus te revoir.
Amar Bey localisa l’endroit où était tombé le bijou, mais ne le ramassa pas.
– Je jure qu’il n’y a rien entre elle et moi.
– Fiche-moi le camp.
– Bon sang ! Je ne peux tout de même pas lui interdire de fréquenter le club.
Sonia refusait de l’écouter.
Elle grimpa dans la voiture en me hurlant :
– Éloigne-moi de cet arriviste.
Je mis en marche. Le fiancé s’agrippa à la poignée de la portière, cogna désespérément contre la vitre.
– Roule, abruti…
Je fis marche arrière, manquai de renverser l’imprudent et fonçai vers le portail. Le jeune homme nous pourchassa, une main sur la portière, l’autre martelant la carrosserie.
– Ce n’est pas raisonnable, Sonia. Réfléchis, voyons. C’est absurde. On ne va pas se chamailler pour une nullité. Je ne l’ai même pas regardée.
Je dus accélérer pour le distancer. Au bout d’une course éperdue, je le vis ralentir, trébucher, s’arrêter enfin et donner un coup de pied dans un arbuste.
– Le fumier, le fumier, rageait Sonia. Petit arriviste. Me faire ça, à moi, fille de Salah Raja ? Pour une allumeuse de bas quartier, l’avorton d’une cartomancienne ?… Il n’a pas fini d’en entendre parler, fais-moi confiance. Je m’en vais lui river son clou une fois pour toutes. Plus personne ne voudra lever les yeux sur lui. Je vais le griller partout. C’est grâce à moi si l’on daigne le recevoir. C’est moi qui l’ai fait. Il n’était rien, rien du tout, avant. S’il se croit déjà arrivé, il se fout le doigt dans l’œil jusqu’au coude… Tourne à droite.
– On ne rentre pas ?
– Ne me fais pas chier, toi aussi. Quand je dis tourne à droite, tu t’exécutes, compris ?
– Bien, mademoiselle.
– Fumier ! fumier ! Fumier !
Ses poings boxèrent frénétiquement le siège devant elle.
– Il me le paiera, le salaud… prends la petite bretelle à gauche.
Nous quittâmes la grande route. Les maisons se firent rares et la campagne étala, devant nous, ses vergers, ses champs puis ses collines ensommeillées. Au loin retentissait, par intermittence, le jappement des chiens.
– Trouve-nous un endroit peinard et vient me venger de ce fumier d’opportuniste, dit-elle soudain d’une voix déchiquetée.
Et elle se mit à se déshabiller.